Une route de campagne vaguement droite. Deux rangées
de platanes stoïques. Trois ombres qui trottinent en biais, guidées par une
demi-lune. Au total, une belle chorale, soudée par l’alcool des chopes, et une
équipée qui s’est terminée en panne sèche. Pourtant, des litres, ils en ont
pompés et il faut les évacuer. Aucun problème, des latrines gratuites
immenses bordent les chemins et les voilà qui urinent dans les sillons. Cela
dure une plombe parce qu’ils restent plantés là, engourdis dans leurs vapeurs
maltées, hypnotisés par l’haleine brumeuse qu’exhalent les champs labourés.
Silence de la nuit, un silence de chapelle à ciel
ouvert où personne ne prie tant les cervelles sont vides. Jusqu’à ce qu’un
grondement de moteur résonne dans leur dos. Une voiture, non deux
voitures ! Ils se retournent. Les phares illuminent la route comme un
tunnel sous les arbres entrelacés. C’est joli... Mais, pourquoi ce tintamarre
de freins qui gâche tout ? Des portières s’ouvrent et se referment
méchamment. Ni une, ni deux, nos noctambules plongent à plat ventre, de
concert. Chacun dans sa tranchée de terre.
Sur la route, cela crie beaucoup. Une espèce de
bataille spontanée avec des fers qui s’entrechoquent, des masses qui tombent,
des coups sourds, puis à nouveau les portières qui claquent et le crissement
des pneus. Les voitures sont déjà loin. À peine un quart d’heure.
Nos trois fêtards se sont relevés. Ils s’ébrouent pour
chasser les mottes de terre qui collent à leur costume. Ils sont presque
propres, mais ils continuent de se frapper le torse pour se réveiller. Leur
esprit revient également à la réalité. Que s’est-il passé ? Sur le bas
côté, juste derrière la borne en béton qui prétend que c’est une route
nationale, un monticule de terre d’un mètre carré leur confirme qu’ils n’ont
pas rêvé.
Qu’y a-t-il donc dans ce trou ? Il semble qu’il
n’y ait pas beaucoup de possibilités. Un cadavre ? Deux cadavres ?
Trois cadavres ? Stop ! C’est trop. À part un ou deux cadavres, quoi
d’autre ? Les hommes, en général, ont la stupide habitude de réfléchir
d’abord au lieu de s’en tenir à l’évidence et, dans le cas présent, de se
presser d’aller quérir la maréchaussée. Le plus malin des trois, ce qui n’est
pas forcément une grande qualité, avance ses déductions. Le cadavre n’est peut-être pas tout à fait mort. Il reste une chance de
le sortir vivant alors que s’ils s’en vont maintenant, il va mourir. Après,
s’il est déjà mort, il sera temps d’aller courir les cinq kilomètres
nécessaires pour rejoindre la ville. En revanche, s’ils lui sauvent la vie, ils
auront une médaille ou même une récompense de la famille...
Les derniers mots ne sont pas encore prononcés qu’ils
se jettent sur le tas et commencent à creuser à mains nues. Très vite, apparaît
du plastique épais qu’ils dégagent facilement. Une dizaine de petits sacs assez
rectangulaires. Et donc pas de macchabé. Tant mieux... Quoiqu’ils semblent un
peu déçus et dégonflés. Ou plutôt gonflés parce que, au point où ils en sont,
ils ouvrent de façon désinvolte un premier sac et... Jackpot ! Des billets
de banque en grosses coupures.
Pour la première fois, ils ont besoin de lumière,
alors l’un d’eux sort son briquet. Il en tremble et manque d’y mettre le feu.
Waouh ! Des millions. Peut-être, un milliard ? Cela change tout. Ils
sont paniqués. Un mélange d’euphorie et d’angoisse. Malgré tout, ils prennent
la précaution de quitter la route et d’emporter le lot vers l’arrière. Maintenant,
cachés par un gros platane, ils sont assis en rond, les paquets étalés au
milieu et ils discutent. Ils gambergent. Quelques cigarettes plus loin,
l’affaire est au point mort. Bien sûr, ils ont décidé de partager le magot. En
fait, il y a neuf sacs : trois fois trois, je ne retiens rien et il reste
zéro. Ils sont forts ! Puis, ils ont fait des plans sur la comète. Chacun
a donné son idée, mais ensuite, au moment d’envisager le programme dans sa
pratique, les choses se sont compliquées. Comment justifier cet afflux soudain
de trésorerie ? Comment rester discret vis-à-vis de l’entourage ?
Quelle poisse. Et voilà qu’ils se plaignent mutuellement. Moi, je n’y connais rien en finance et je vais me faire escroquer. Et
moi, ma femme va me les sucer si je ne les planque pas bien... Pour un peu,
les voilà victimes.
La nuit s’efface. Quelques lueurs vers l’est. Les
cervelles flanchent. Le silence s’installe, à nouveau, dans la plaine et,
soudain, un ronronnement familier, un crissement de pneus. Sans attendre le
bruit des portières, les trois lascars se jettent dans leurs ornières
préférées. Merci mon pote qui a eu l’idée de reculer dans le champ.
Résonnent des pas contrariés qui n’en croient pas
leurs yeux et une voix agressive déjà connue : « Je t’avais dit de ne
pas lui faire confiance. Il nous a doublés. De toute façon, dès qu’il sortira
un pied, nous lui ferons sa peau ! »
Les portières claquent encore plus méchamment et, dans
leur abri de terre, trois loustics n’en mènent pas large. L’excitation a viré à
l’effroi. Ils finiront par nous
retrouver. Une traque mortelle. La mafia, peut-être. Collante, puissante,
tentaculaire, vengeresse, sadique... Les tremblements des corps perturbent
la cogitation des esprits. Vite, décider quelque chose. Et toi qui as été malin de nous faire creuser, trouve une
solution !
Apparemment, il est tout de même un peu plus futé que
les deux autres. Il leur suggère de cacher leur fortune là où les brigands ne
l’imagineront jamais : dans le trou ! Puis, attendre que le temps
passe et en profiter pour manigancer une sortie des pépettes sans risque.
Impeccable. Ils reprennent donc la route, soulagés. Silencieux. Très
silencieux. Juste quelques sourires crispés pour cacher des coups d’œil un peu
méfiants. De plus en plus méfiants.
Le matin pointe au bout des sillons. Un rayon de
soleil colore enfin la scène, la sérénité est revenue dans la campagne. Pas
vraiment. Le fermier et sa femme, furieux, s’approchent à grands pas pour
constater les dégâts de ces vermines de vagabonds qu’ils ont aperçus au loin.
Un trou ! Fraîchement creusé. Trop vite
rebouché ? Bis repetita placent.
FIN
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