Par la petite porte du jardin


La nuit, tant redoutée, s’était invitée selon son habitude dès que le soleil avait craqué. Puis, comme chaque fois depuis plusieurs jours, elle avait ensorcelé la maison, le jardin et Marianne. Dès que la lumière s’assoupissait, Marianne se redressait. Elle délaissait les oreillers qu’elle lui demandait sans cesse de tapoter au long de la journée. Finis les sursauts, les râles et les plaintes, elle demeurait aussi droite qu’un soldat au garde à vous. Aussi muette qu’un chasseur aux aguets. Qu’entendait-elle ? Qu’attendait-elle ?

Dans ses yeux épuisés, émergeait une angoisse infinie qui la rongeait encore plus. Mais elle ne luttait pas. Elle acceptait cette pieuvre qui s’insinuait sous sa peau et ces tentacules qui lui broyaient le cœur comme une fatalité, une dernière épreuve. Hier, elle avait plaisanté en avouant qu’elle écoutait les bruits pirates du jardin. Puis elle s’était figée à nouveau. Non, elle ne plaisantait pas. Pourtant, aucun son ne provenait du dehors. La maison, protégée par ses murs épais et les volets bien clos, semblait avoir quitté le sol et flotter dans l’encre collante des ténèbres. Un vaisseau fantôme égaré dans une tempête muette. Il y avait bien quelques craquements à l’intérieur, comme des soupirs gênés de l’escalier de chêne, du parquet vernis ou du poêle en fonte, mais ceux-là vivaient ici, avec eux, et ne présentaient pas de menace. 

- Simon ! Ouvre le volet !

Elle avait mis dans ce cri une telle force qu’il en fut surpris. Il s’y mêlait autant l’expression d’une détresse trop longtemps contenue que la rage d’un combat perdu d’avance.

- Recouche-toi. Ne t’inquiète pas. Je suis là. Tout va bien.

Pourtant, il se tourmentait de ce changement d’attitude qui le laissait désemparé. Perdait-elle la tête ? Etaient-ce les médicaments ? Le médecin ne l’avait pas rassuré ce matin : « elle s’est encore affaiblie mais elle ne souffre pas trop ; ne la contrariez pas et essayez de profiter des derniers moments avec elle ». « Profiter », avait-il dit. Ce mot déplacé lui avait-il échappé ou bien manquait-il la fin de la phrase ? Par exemple, profiter de l’imminence de l’issue fatale pour dire les mots ultimes ?
Pour tenter le geste suprême ?

- Le jardin, Simon ! Il se passe quelque chose. Je le sens.

Le souffle de Marianne s’était accéléré. Elle transpirait maintenant. Alors, il se résolut à ouvrir la fenêtre et le volet, persuadé qu’il n’y verrait rien qu’une tenture noire. Une vision éphémère lui montra la maison toute enveloppée de ces rideaux noirs opaques, festonnés et funèbres. La mort et son dernier théâtre grotesque...
Ses pupilles se dilatèrent. Il se passait bien quelque chose !

Un spectacle inattendu s’offrait à lui. La lune magistrale, gigantesque spot de lumière, avait tout bonnement choisi leur petit jardin pour le parer d’or blanc et d’argent. Tous les massifs de rosiers, sublimés par les rayons lunaires obliques, s’étaient fardés du même teint argenté. Leurs silhouettes métalliques se découpaient dans un halo scintillant. Chaque buisson, chaque plante, des fusains aux lauriers-tins, des giroflées au cosmos, étincelait tel un bijou chatoyant et délicatement ciselé. D’improbables allées royales, pavées de marbre poli, ondulaient entre les plates-bandes. Mais où se cachait donc le jardinier-orfèvre qui s’était introduit pour œuvrer en catimini ? A minuit, le charme serait-il rompu et abandonnerait-il un sabot de cristal ? Simon fabulait, oubliant Marianne.

Plus haut, au-dessus des arbres noirs, au-dessus de la lune blanche, il n’y avait que le vide profond de la nuit. Tout semblait figé à jamais et Simon, lui-même, hypnotisé par ce tableau extatique, n’osait plus respirer.

- Simon, qu’est-ce qu’il y a ? Dis-moi.

L’air frais s’engouffra brusquement dans ses poumons et il revint à la réalité.

- Je ne vois rien d’anormal. Sauf que le jardin est si magnifique sous le clair de lune. Il n’y a pas un souffle de vent et … et …mon dieu !

- C’est quoi ? Simon ! reviens !

***

Il avait repris sa place près de Marianne et délaissé sa lecture nocturne. Elle dormait paisiblement ou bien faisait-elle semblant pour ne pas le contrarier car un petit sourire prolongeait ses lèvres. Ses boucles pâles reposaient aussi, inertes sur l’oreiller. Maintenant, il se demandait comment il ne l’avait pas reconnu plus vite ; leur ressemblance s’imposait, flagrante : main torturée dans la main décharnée, il était là avec les mêmes cheveux ondulés blanchis, la même peau exsangue, les mêmes joues creuses, les mêmes paupières violacées closes.

D’abord, il n’avait vu qu’un corps désarticulé au milieu de l’allée centrale, un corps de boue qui s’était mis à ramper vers lui. Ce n’est qu’après l’avoir porté dans la maison, réchauffé, soigné et nourri que ce squelette s’était réincarné. Puis, le fantôme avait raconté sa galère.
Le front...
Les tranchées boueuses, le froid, la faim, la fatigue, les combats, les copains qui explosent, les autres en face qui hurlent de douleur aussi, les jours sans fin à attendre les nuits d’horreur. Il avait dit qu’Antoine, son meilleur ami, son frère de lait, était à ses côtés depuis le début. Antoine, devenu fou, qui répétait : « ce soir, c’est mon tour mais, toi, tu dois partir ! Ta place est là-bas ; elle attend que tu lui tiennes la main pour franchir le passage ». Antoine qui délirait. D’où lui venait cette idée bizarre ? Et pourtant, juste au moment de s’élancer, le petit avait perçu une plainte diffuse, une voix à la fois lointaine et un appel pressant qui ne venait pas des lignes, une injonction viscérale qui flottait parmi les hurlements. C’est ce qu’il avait dit. Presque mot à mot.

Alors il était rentré. Il était rentré par la petite porte. Qu’importe ! Qu’importe si l’opprobre planerait sur lui ! Qu’importe s’il n’était qu’une épave à reconstruire, qu’une immense plaie à panser ! Qu’importe les minutes et les années gâchées, le petit était rentré à temps...

Parce que le lien maternel s’effilochait inexorablement. Le fil de la vie allait se rompre d’un moment à l’autre. Et rien, ni personne ne pouvait refuser à cette maman et absolument aucune instance ne pouvait reprocher à cet enfant...

de se tenir la main une dernière fois.

FIN

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